II
DE L’EAU A COURIR

Le capitaine de corvette Richard Bolitho se tenait à l’abri de la muraille de pierre, à côté du bassin à flot ; le crachin glacé lui masquait la vue. L’après-midi n’était guère avancé, mais le ciel était couvert de nuages si bas qu’il aurait pu être bien plus tard.

Bolitho se sentait raide et courbatu après ce long trajet en diligence ; la route avait été rendue particulièrement pénible par la présence de deux autres voyageurs, des hommes d’affaires de la City de Londres ; leur jovialité s’était faite de plus en plus bruyante après chaque arrêt dans les relais de poste, et sous l’effet des nombreux rafraîchissements qu’ils avaient pris dans les auberges le long de la route de Portsmouth. Ils partaient pour la France par la malle, pour prendre langue là-bas avec de nouveaux comptoirs, et ainsi, la chance aidant, développer leurs affaires. Pour Bolitho, la potion était amère. À peine un an auparavant, la Manche était la seule barrière entre son pays et leur ennemi commun ; elle représentait les douves de leur forteresse, leur dernier retranchement, comme certains journaux l’avaient appelée. À présent, il semblait que tout fût oublié par des hommes comme ces compagnons de voyage. La Manche n’était plus qu’une cause irritante de retard, qui allongeait d’autant leur voyage.

Il resserra sa cape autour de ses épaules, soudain impatient de retrouver son navire. La cape était neuve, elle venait de chez un bon tailleur de Londres. L’ami du contre-amiral Winslade l’y avait amené, et s’était arrangé pour le faire sans que Bolitho se sentît un ignare complet. Il sourit par-devers lui malgré ses autres doutes. Il ne pourrait jamais s’habituer à Londres : une ville trop vaste, trop encombrée, où personne ne prenait le temps de respirer. Sans parler du bruit ! Devant les riches demeures de St James’s Square, on envoyait régulièrement des domestiques épandre de la paille fraîche sur les pavés, et cela n’avait rien d’étonnant. Le fracas des roues et des voitures aurait pu réveiller un mort. L’hôtel particulier était superbe, et ses hôtes charmants, mais certaines questions du capitaine les avaient amusés. Maintenant encore, il s’interrogeait sur quelques-unes de leurs habitudes. Avoir une belle et élégante résidence, avec de splendides escaliers tournants et d’immenses chandeliers ne leur suffisait plus. Pour faire bonne mesure, il fallait vivre du bon côté de la place, le côté est. C’est là que demeuraient les amis de Winslade. Bolitho sourit à nouveau. Ils pouvaient se le permettre.

Bolitho avait été présenté à des personnages d’influence, ses hôtes avaient organisé deux dîners à cet effet. Son expérience passée lui disait clairement que, sans leur aide, il n’aurait jamais rencontré tant de gens. À bord de son navire, le commandant était maître après Dieu ; mais dans la société brillante de Londres, il passait parfaitement inaperçu.

Tout cela était derrière lui à présent, il était de retour. Ses ordres l’attendaient, sans doute, et il ne restait plus qu’à déterminer l’heure exacte de l’appareillage. Il se pencha de nouveau pour jeter un coup d’œil, le vent le mordit au visage comme la mèche d’un fouet. Le sémaphore avait avisé l’Undine de son arrivée ; très bientôt, une embarcation accosterait au débarcadère sous les bajoyers. Il se demanda si son patron d’embarcation, Allday, saurait se débrouiller. C’était la première fois qu’il était à ce poste, mais Bolitho avait la certitude de ne pas devoir se faire de souci pour lui. De plus, il aurait plaisir à le revoir. C’était un visage familier, auquel il pouvait se raccrocher.

Il regarda vers le haut de la petite rue étroite : quelques domestiques du George Inn, devant lequel la diligence s’était finalement immobilisée, montaient bonne garde auprès de ses bagages. Il repensa aux achats personnels qu’il avait effectués. Après tout, Londres avait peut-être laissé sa marque sur lui.

Quand Bolitho avait obtenu son premier commandement, le sloop Sparrow, pendant la révolution américaine, il n’avait guère eu le temps de se permettre des douceurs. Mais à Londres, avec ce qui lui restait de parts de prise, il s’était rattrapé : des chemises neuves, quelques paires de chaussures confortables, cette grande cape, dont le tailleur lui avait garanti qu’elle le garderait à l’abri des plus fortes pluies. Il l’avait obtenue en partie grâce à Winslade, c’était certain. Son hôte avait fait remarquer au passage que la mission de Bolitho à bord de l’Undine exigeait non seulement un commandant compétent, mais également quelqu’un qui sût représenter dignement ceux dont il était l’émissaire, quel que fût le niveau des officiels avec lesquels il serait amené à traiter. Il lui faudrait, avait-il ajouté courtoisement, un vin de qualité. Ils s’étaient rendus ensemble dans un magasin bas de plafond, St James’s Street, qui ne ressemblait en rien à ce que Bolitho aurait imaginé. L’endroit affichait une enseigne comportant un moulin à café au-dessus duquel figuraient, en lettres d’or, les noms des propriétaires, Pickering & Clarke. La boutique était accueillante, douillette même. On se serait presque cru à Falmouth.

Il fallait espérer que le vin serait parvenu à bord de l’Undine. Faute de quoi, il devrait appareiller quand même, allégé d’une forte somme.

Ce serait une curieuse sensation, à des centaines de nautiques de l’Angleterre, que de s’installer dans le confort de sa cabine pour goûter un peu de ce merveilleux madère. Cela lui rappellerait son passage à Londres, les bâtiments, les conversations brillantes, la façon dont les femmes le regardaient. Une fois ou l’autre, cela l’avait mis mal à l’aise. Il se souvenait avec amertume de New York pendant la guerre, l’impudence sur le visage de ces femmes, l’arrogance confiante qui semblait pour elles une seconde nature.

Un passant oisif l’interpella :

— Voilà votre chaloupe, commandant !

Il l’avait salué en portant la main à son couvre-chef. Il reprit :

— Je vais leur donner un coup de main !

Et il se dépêcha d’appeler les serviteurs de l’auberge, supputant la somme que son geste pourrait lui valoir de la part du commandant d’une frégate.

Bolitho enfonça solidement son chapeau sur son front et sortit dans le vent. La chaloupe de l’Undine, sa plus grande embarcation, approchait du débarcadère ; ses avirons montaient puis descendaient comme les ailes d’un goéland. Les nageurs devaient souquer dur, songea-t-il. Autrement, Allday aurait pris la gigue.

Il s’aperçut qu’il tremblait, tant il s’appliquait à ne pas sourire. La coque vert sombre de la chaloupe, les nageurs en chemise à carreaux et pantalon blanc ! une vraie fête pour les yeux. Bolitho était bien aise de se sentir chez lui.

Les avirons s’élevèrent à la verticale et restèrent en l’air. Ils oscillaient. On eût dit deux rangées d’os blancs ; le brigadier frappa l’amarre au débarcadère et aida un élégant aspirant à mettre pied à terre.

Celui-ci retira son chapeau d’un grand geste circulaire et dit :

— A votre service, commandant.

C’était l’aspirant Valentine Keen ; Bolitho subodorait que si ce très élégant jeune homme avait été nommé à bord de l’Undine, c’était moins pour favoriser son avancement dans la marine que pour l’éloigner de l’Angleterre. C’était déjà un aspirant confirmé : s’il survivait à leur périple, il reviendrait probablement avec ses galons de lieutenant. En tout cas, le voyage ferait de lui un homme.

— Mes colis sont là-bas, monsieur Keen.

Il vit Allday, immobile dans la chambre d’embarcation, son habit bleu et ses pantalons blancs claquant au vent ; son visage boucané semblait avoir du mal à demeurer parfaitement impassible.

Ses relations avec Bolitho étaient curieuses. Allday avait été contraint par une équipe de racoleurs à embarquer sur la Phalarope. Mais après le désarmement du navire, à la fin de la guerre, Allday était resté auprès du capitaine à Falmouth, en tant que domestique, gardien et ami de confiance. À présent, comme patron de son embarcation, il serait à nouveau très proche de lui. Il représenterait parfois son seul lien avec le reste de l’équipage, ce monde si différent dont il n’était séparé que par la cloison de sa cabine. Allday avait appartenu toute sa vie à la Marine royale, sauf pendant la brève période où il avait été berger en Cornouailles : c’est là que les racoleurs de Bolitho l’avaient cueilli. Ce fut un curieux commencement. Bolitho songea à son précédent patron d’embarcation, Mark Stockdale, un lutteur de foire couturé de cicatrices et qui pouvait à peine parler, ayant les cordes vocales atrophiées. Il était mort en couvrant les arrières de Bolitho pendant la bataille des Saintes. Pauvre Stockdale. Bolitho ne l’avait même pas vu tomber.

Allday monta jusqu’à lui.

— Tout est prêt, commandant. Un bon repas vous attend dans votre cabine.

Il se tourna en hurlant vers l’un des matelots :

— Attrape cette malle, hé ballot, avant que je ne t’arrache le foie !

Le matelot approuva de la tête en souriant.

Bolitho s’amusait. Le charme insolite d’Allday était déjà à l’œuvre. Il était capable de jurer et de combattre comme un enragé si nécessaire, mais Bolitho l’avait vu aussi se pencher sur des blessés, et il connaissait l’autre aspect de sa personnalité. Pas étonnant que tant de filles eussent pleuré son départ, dans les fermes et les villages aux environs de Falmouth. Tant mieux pour Allday, songea Bolitho. Pas mal de bruits avaient couru, dernièrement, à propos de ses conquêtes.

Enfin, tout fut prêt. La chaloupe était chargée, on avait payé le passant et les domestiques. Menée à longs coups d’avirons, la chaloupe se frayait un passage dans le clapot.

Pelotonné dans sa cape, Bolitho restait assis en silence, les yeux sur sa frégate. Qu’elle était belle ! Plus belle encore, si c’était possible, que la Phalarope. Elle n’avait que quatre ans, on l’avait lancée dans un chantier de Frindsbury, sur la Medway, non loin du village natal de Herrick : trente-neuf mètres à la batterie, construite en bon chêne anglais, aussi parfaite qu’une épure d’architecture navale. Il était normal que l’Amirauté eût répugné à la désarmer comme tant d’autres navires à la fin de la guerre. La frégate avait coûté près de quatorze mille livres, comme Bolitho se l’était entendu répéter plus d’une fois. Mais le lui rappeler n’était d’ailleurs pas nécessaire : il considérait comme une chance d’en avoir obtenu le commandement. Les nuages couraient bas au-dessus de la rade ; une brève trouée envoya un froid rayon de soleil éclairer les sabords de l’Undine, ainsi que son doublage bien propre, tandis qu’elle rappelait lourdement à la houle. Le doublage était du meilleur cuivre d’Anglesey, suffisamment solide pour parer à toute éventualité. Bolitho se souvint d’une confidence de son prédécesseur, le commandant Stewart : lors d’une vive escarmouche au large d’Ouessant, il avait essuyé une bordée d’un soixante-quatorze canons français. L’Undine avait reçu quatre boulets juste sur la ligne de flottaison. Ils avaient eu de la chance de rallier l’Angleterre. Les frégates étaient construites pour la vitesse, pour frapper fort et faire retraite lestement, et non pour défier des vaisseaux de ligne dans des canonnades bord à bord. Bolitho savait d’expérience à quoi ce genre d’engagement pouvait réduire une coque si gracieuse.

Stewart avait précisé que, en dépit d’un suivi attentif, il n’était pas encore tout à fait sûr que les réparations eussent été parfaitement effectuées. On avait remplacé le doublage en cuivre, mais un coup d’œil à l’intérieur ne suffisait pas pour s’assurer de la qualité réelle du radoub en cale sèche. Les feuilles de cuivre protégeaient la carène de toutes sortes d’algues et d’organismes qui pouvaient ralentir de façon considérable la marche du navire. Mais elles pouvaient également cacher le pire ennemi de tout commandant : la pourriture. Cette dernière était capable de faire d’un beau vaisseau un piège fatal pour les imprudents. Le Royal George, vaisseau amiral de l’amiral Kempenfelt, avait chaviré et sombré ici même, à Portsmouth, à peine deux ans plus tôt, entraînant au fond des centaines de marins. On disait que ses fonds s’étaient ouverts à cause de la pourriture. Si cela pouvait arriver au mouillage à un fier vaisseau de premier rang, à quoi pouvait-on s’attendre à bord d’une frégate ?

Bolitho fut tiré de ses pensées par les appels perçants des quartiers-maîtres qui hurlaient dans la bourrasque, et par le piétinement des fusiliers marins se préparant à le recevoir. Il leva la tête en direction des mâts élancés, des silhouettes qui s’agitaient près de la coupée et dans les enfléchures. Ils avaient eu un mois pour s’habituer à sa présence à bord, à l’exception des nouveaux embarqués qui étaient encore des inconnus. Ces derniers devaient se poser des questions à son sujet : comment était-il ? Trop sévère ou trop mou ? Une fois l’ancre caponnée, ils seraient entièrement à sa merci, qu’il fût bon ou mauvais marin, génial ou incompétent. Nul autre ne pourrait prêter l’oreille à leurs doléances, il serait leur seule source de récompenses ou de châtiments.

— Endurez partout ! lança Allday qui se tenait genoux fléchis, barre au poing. Les avirons en dedans !

La chaloupe continua sur son erre et le brigadier crocha de sa gaffe les porte-haubans au premier essai. Sûr qu’Allday n’était pas resté à ne rien faire pendant son séjour à Londres, songea Bolitho.

Il se leva et attendit le moment propice, conscient qu’Allday le guettait comme un félin en chasse pour le cas où il glisserait entre la chaloupe et le navire ou, pire encore, culbuterait en arrière dans un grand moulinet de bras et de jambes. Bolitho avait assisté à une scène de ce genre, et il se rappelait avec quel amusement cruel il avait vu un jour son nouveau commandant arriver à bord trempé jusqu’aux os.

D’un coup de reins, il fut sur le pont : les embruns avaient à peine léché ses mollets ; ses oreilles résonnèrent au sifflet des quartiers-maîtres et au claquement des mousquets des fusiliers marins tandis que ces derniers présentaient armes. Une fois sur la dunette, il enleva son chapeau et salua de la tête Herrick et les autres.

— Pas fâché d’être à bord, monsieur Herrick, dit-il brusquement.

— Bienvenue à bord, Monsieur.

Herrick non plus ne ménageait pas ses effets, mais dans leurs yeux à tous deux brillait quelque chose de plus que ce qu’exigeait le règlement ; quelque chose qu’aucun des autres ne pouvait voir ni partager.

Bolitho retira sa cape et la remit à l’aspirant Penn. Il se retourna afin de laisser la lumière du crépuscule jouer sur les larges revers blancs de son habit. Ainsi, tous sauraient qu’il était là. Il vit dans les hauts des gréeurs encore au travail sur quelque épissure de dernière minute ; d’autres étaient rassemblés sur les passavants ou en bas, sur le pont principal, entre les deux rangées de pièces de douze.

Il sourit, amusé de son propre geste.

— Je descends, à présent.

— J’ai placé les ordres dans votre cabine, Monsieur.

Le ton froid et impersonnel de Herrick trahissait son impatience : il étouffait d’envie de lui poser des questions. Mais ses yeux, ses yeux si bleus et capables d’exprimer de grandes souffrances, contredisaient un tel formalisme.

— Fort bien, je vous ferai mander directement.

Il aperçut alors quelques silhouettes rassemblées devant l’échelle de dunette : habillés de façon hétéroclite, des hommes étaient en cours de pointage sur une liste du lieutenant Davy.

— De nouvelles recrues, monsieur Davy ? demanda-t-il.

— Il nous en manque encore trente, interrompit Herrick à mi-voix.

— Oui, Monsieur.

Davy le regardait en grimaçant à cause du léger crachin ; son beau visage affichait un sourire confiant :

— J’allais leur faire apposer leur marque.

Bolitho se dirigea vers l’échelle et dégringola jusqu’à la batterie. Juste ciel, quel ramassis pitoyable ! Ils étaient à demi morts de faim, en haillons, marqués par la vie. Même les exigences de la discipline du bord ne les feraient pas souffrir davantage que ce qu’ils avaient déjà subi. Il regarda Davy installer de ses belles mains blanches le registre sur la culasse d’une pièce de douze.

— Avancez, mettez vos marques.

Ils s’avancèrent en traînant les pieds, gauches et timides, embarrassés par la proximité de leur nouveau commandant.

Les yeux de Bolitho s’arrêtèrent sur le dernier de la queue, un homme robuste, bien musclé, dont la natte dépassait sous un chapeau avachi ; enfin un matelot de premier brin !

L’homme se rendit compte que Bolitho le regardait et il se hâta vers le canon.

— Hé toi, doucement ! coupa Davy.

— Ton nom ? demanda Bolitho.

L’homme hésita :

— Turpin, Monsieur.

Davy commençait à s’échauffer :

— Garde-à-vous et tête nue, quand tu parles au commandant, morbleu ! Si tu as déjà mis les pieds sur un bateau, tu dois savoir ce que c’est que le respect !

Mais l’homme resta cloué sur place ; sur ses traits, le désespoir le disputait à la honte.

Bolitho s’avança et enleva le vieux manteau que Turpin portait sur son bras droit. Il demanda doucement :

— Comment as-tu perdu ta main droite, Turpin ?

L’homme baissa les yeux :

— J’étais à bord du Barfleur, Monsieur. Je l’ai perdue à la Chesapeake en 81.

Il releva la tête et dit avec dans les yeux un éclair de fierté :

— J’étais chef de pièce, Monsieur.

Davy intervint :

— Je suis absolument navré, Monsieur. Je ne m’étais pas aperçu que ce garçon était estropié. Je vais le faire redescendre à terre.

— Tu avais l’intention, dit Bolitho, de signer ton engagement de la main gauche. Est-ce si important d’embarquer ?

Turpin hocha la tête :

— Je suis un homme de mer, Monsieur.

Et se tournant avec colère vers l’une des recrues qui poussait son voisin du coude, il ajouta :

— Pas comme certains !

S’adressant de nouveau à Bolitho :

— Je puis faire n’importe quoi, Monsieur, dit-il d’une voix brisée.

C’est à peine si Bolitho l’entendit. Il se revoyait à la Chesapeake : la fumée, le fracas de la bataille, les vaisseaux de ligne évoluant lourdement comme des chevaliers en armure à Azincourt. Jamais ces images ne s’estomperaient. Cet homme, Turpin, y était, comme des centaines d’autres qui hurlaient acclamations et imprécations, mouraient par douzaines, chargeaient et rechargeaient leurs pièces, comme s’ils eussent été possédés du démon, afin que d’autres s’enrichissent – il repensa aux deux gros commerçants dans la diligence.

— Engagez-le, monsieur Davy, dit-il sèchement. Un ancien du Barfleur me sera plus utile que bien d’autres.

Il rentra d’un pas vif sous la dunette, furieux à la fois contre lui-même et contre Davy : comment pouvait-on manquer à ce point de compassion ? Mais d’autre part c’était un geste stupide, qui ne servait à rien.

Allday était en train de transporter une de ses malles vers sa cabine à l’arrière ; la porte en était gardée par un fusilier marin en faction sous les porte-fanaux en spirale.

— C’est bien, ce que vous avez fait là, commandant, lança gaiement Allday.

— Tu parles comme un imbécile, Allday.

Il passa rapidement devant lui et sursauta en se cognant la tête à un barrot de pont. Quand il se retourna vers Allday, les traits sans charme du quartier-maître étaient tout à fait impassibles :

— Il pourrait bien prendre ta place.

Allday approuva gravement :

— Oui, commandant, c’est vrai que je suis surmené !

— Au diable ton impertinence ! dit Bolitho en pure perte. Je me demande pourquoi je te supporte…

Allday lui prit son sabre et l’accompagna vers la cloison de la cabine.

— Je connaissais autrefois un homme à Bodmin, commandant.

Il se recula et examina le sabre attentivement.

— Il s’acharnait sur une souche avec une hache émoussée. Je lui ai demandé pourquoi il n’utilisait pas une lame mieux affilée pour en finir proprement avec son travail.

Allday se retourna et sourit calmement :

— Il m’a répondu qu’une fois la souche débitée, il n’aurait plus rien pour passer sa colère.

Bolitho s’assit à sa table.

— Je me souviendrai de me procurer une meilleure hache. Merci.

— Avec plaisir, commandant, répondit Allday en souriant.

Il s’éloigna pour aller chercher une autre malle.

Bolitho tira vers lui la lourde enveloppe scellée. S’il avait fait des études, Allday aurait pu aspirer à n’importe quel poste. Il l’ouvrit et sourit par-devers lui. Allons, pas besoin d’études, il était déjà assez insupportable comme ça.

 

Herrick entra dans la cabine, son chapeau sous le bras.

— Vous m’avez fait demander, commandant ?

Debout devant les grandes fenêtres d’étambot, Bolitho oscillait doucement au rythme des mouvements du navire. L’Undine avait évité avec la renverse de la marée et, à travers le verre épais, Herrick voyait les lointaines lumières de Portsmouth Point luire faiblement et changer de forme à travers les gouttelettes de pluie et d’embruns. À la lueur des lanternes de pont, la cabine semblait accueillante et confortable. La banquette arrière en cuir vert était un beau travail de sellerie, le bureau et les fauteuils de Bolitho assortaient avec élégance sur une moquette de bon goût à carreaux noirs et blancs.

— Asseyez-vous, Thomas.

Bolitho se retourna lentement et le regarda. Cela faisait plus d’une heure qu’il était à bord, lisant et relisant ses ordres pour être sûr de ne rien omettre.

— Nous lèverons l’ancre demain après-midi, commença-t-il. J’ai un mandat qui m’autorise à enrôler des « volontaires » sur les pontons pénitentiaires de Portsmouth. Je vous saurai gré de vous occuper de cela dès que vous pourrez, au point du jour.

Herrick acquiesça, scrutant l’expression grave de Bolitho ; il remarqua les mouvements nerveux de ses doigts, et releva le fait qu’un dîner soigné attendait toujours dans le coin repas. Il était troublé, sans savoir exactement pourquoi.

— Nous devons faire route pour Ténériffe, dit Bolitho.

Il vit Herrick se raidir et enchaîna avec douceur :

— Je sais, Thomas. Vous êtes comme moi. Cela me fait un curieux effet d’entrer de plein gré dans un port où, il y a quelques mois à peine, nous aurions été reçus de tout autre façon.

— A coups de boulets chauffés au rouge, sans aucun doute, répondit Herrick avec un sourire.

— Là, nous embarquerons deux ou peut-être trois passagers. Après avoir complété le ravitaillement, nous poursuivrons sans autre délai jusqu’à notre destination, Madras.

Il avait l’air de réfléchir tout haut.

— Plus de douze mille nautiques ; cela nous laissera le temps de faire connaissance, et de prendre en main le bateau. Les ordres spécifient que nous devons nous y rendre dans le plus bref délai. Pour cette raison, il faut nous assurer que nos garçons apprennent bien le métier. Je ne veux pas de retard causé par la négligence, ni d’avarie superflue de voile ou de gréement.

Herrick se grattait le menton :

— C’est une longue traite.

— Oui, Thomas, cent jours. C’est le temps que je compte mettre.

Il sourit et toute gravité disparut de son visage :

— Avec votre aide, bien sûr.

Herrick approuva de la tête :

— Puis-je vous demander ce que nous sommes censés faire là-bas ?

Bolitho eut un coup d’œil en direction de ses ordres, dont les feuillets étaient pliés :

— Pour l’instant je ne sais pas grand-chose. Mais je peux lire entre les lignes…

Il commença à faire les cent pas, tandis que son ombre se déplaçait de façon aléatoire, en fonction du roulis du bateau.

— A la fin de la guerre, Thomas, il était nécessaire de faire des concessions. C’était pour restaurer l’équilibre. À Ceylan, nous avions enlevé Trincomalee aux Hollandais : c’est le meilleur port de l’océan Indien, et le mieux placé. Suffren, l’amiral français, nous l’a repris, mais à la fin de la guerre, il l’a rendu aux Hollandais. Nous avons restitué de nombreuses îles de l’océan Indien occidental à la France, ainsi que ses comptoirs indiens. Et à l’Espagne, eh bien, on lui a rendu Minorque.

Il haussa les épaules :

— Il y a eu de nombreux morts dans les deux camps, pour rien, dirait-on.

Herrick ne comprenait plus rien :

— Mais nous, Monsieur ? Nous n’avons rien tiré de tout ça ?

Bolitho eut un sourire :

— Je pense que c’est maintenant que nous allons recevoir quelque chose ; c’est la raison du secret absolu qui entoure notre mission, et du peu de précision de nos ordres concernant Ténériffe.

Il fit une pause et considéra la silhouette trapue de son lieutenant.

— Sans Trincomalee, nous sommes dans la même position qu’avant la guerre. Nous avons toujours besoin d’un port en eau profonde pour nos bateaux. Il nous faut une base pour contrôler une large zone, une tête de pont pour développer notre commerce avec les Indes orientales.

— J’avais pensé que la Compagnie des Indes orientales, grommela Herrick, avait obtenu tout ce qu’elle désirait.

Bolitho pensa de nouveau aux deux commerçants de la diligence, à d’autres amis qu’il avait rencontrés à Londres.

— Il y a au pouvoir des gens qui considèrent la puissance comme le fondement de la supériorité nationale ; ils pensent que la richesse commerciale conduit à cette puissance.

Il jeta un coup d’œil à la pièce de douze qui occupait la partie avant de sa cabine : sa silhouette massive était dissimulée sous une housse de chintz.

— Et la guerre est le moyen de les obtenir toutes les trois.

Herrick se mordit la lèvre :

— Et on nous envoie comme une sorte de sonde, pour ainsi dire ?

— Il se peut que je me trompe complètement. Mais vous devez connaître le fond de ma pensée, ne serait-ce que pour le cas où la situation ne tournerait pas en notre faveur.

Il se souvint des mots de Winslade à l’amirauté : « Pour la mission que je vous confie, c’est une escadre qui aurait fait l’affaire. » Et si Winslade n’avait besoin au fond que d’un bouc émissaire, pour le cas où les choses tourneraient mal ? Bolitho s’était toujours plaint d’avoir les ailes rognées par des ordres trop précis. Mais ceux qu’il avait en main étaient si vagues qu’il se sentait plus étroitement garrotté encore. Une seule consigne était claire : à Ténériffe, il devait prendre à son bord James Raymond et mettre la frégate à sa disposition. Raymond était un courrier assermenté du gouvernement, il portait à Madras les dernières dépêches.

— Il faudra une période d’adaptation, fit remarquer Herrick, mais prendre la mer de nouveau sur un navire tel que l’Undine, voilà qui fera une différence.

— Ce sera à nous, approuva Bolitho, de préparer nos hommes à toute éventualité, que la paix dure ou pas. Là où nous allons, ils pourraient être moins enclins à se plier aux ordres sans discuter.

Il s’assit sur la banquette et regarda à travers les carreaux couverts de gouttes.

— Je parlerai aux autres officiers demain, au moment du changement de quart, pendant que vous serez sur les pontons.

Il adressa un sourire à l’image de Herrick dans les vitres :

— C’est vous que j’envoie, parce que vous, vous comprendrez. Vous ne leur ferez pas peur !

Il se leva vivement :

— A présent, Thomas, un verre de bordeaux.

Herrick se pencha en arrière :

— C’est une merveille, que vous avez trouvée à Londres, Monsieur.

Bolitho secoua la tête :

— Celui-là, nous le garderons pour des temps plus difficiles.

Il prit une carafe dans son casier :

— Voilà qui ressemble davantage à ce que nous buvons d’habitude.

Ils burent leur bordeaux dans un silence paisible. Bolitho songeait combien il était bizarre de se trouver là, tranquillement assis, alors que les attendait un voyage qui exigerait énormément d’eux tous. Mais à quoi bon arpenter les ponts, fouiller dans le magasin et les réserves d’alcool ? L’Undine était prête à prendre la mer, autant qu’elle pouvait l’être. Il eut une pensée pour ses officiers, expression et prolongement de ses idées et de son autorité. Il ne les connaissait guère. Soames était un marin accompli, mais enclin à trop de rigueur quand il n’obtenait pas du premier coup ce qu’il désirait. Son supérieur, Davy, était plus difficile à connaître ; d’un extérieur calme et flegmatique, il avait une propension à la cruauté, comme beaucoup de ses semblables. Le maître de manœuvre répondait au nom d’Ezekiel Mudge : une sorte de colosse qui aurait pu être son grand-père. Avec ses soixante ans bien sonnés, c’était à n’en point douter le quartier-maître le plus âgé que Bolitho eût jamais rencontré. Le vieux Mudge révélerait toute sa valeur quand ils atteindraient l’océan Indien : il avait commencé dans la Compagnie des Indes orientales, et s’il fallait en croire son dossier, essuyé plus de tempêtes, de naufrages, d’attaques de pirates que tout autre homme vivant, plus une bonne douzaine d’autres dangers. Il arborait un énorme nez crochu, de chaque côté duquel ses yeux perçants brillaient comme des pierres bien taillées. Un individu impressionnant qui jaugerait sans pitié le sens marin de son commandant, Bolitho n’en doutait pas un instant.

Les trois aspirants semblaient assez moyens. Penn, le plus jeune, avait embarqué trois jours après son douzième anniversaire. Keen et Armitage avaient tous deux dix-sept ans ; mais le premier affichait la même élégance indifférente que le lieutenant Davy, tandis qu’Armitage avait tout le temps l’air de regarder par-dessus son épaule : c’était un fils à papa. Il était arrivé à bord tout fringant, avec son uniforme neuf et son poignard poli ; quatre jours plus tard, sa mère venait à Portsmouth lui rendre visite. Le père était un homme de quelque influence, et elle avait fait irruption sur le chantier dans un carrosse magnifique, digne d’une duchesse.

Bolitho l’avait brièvement saluée, et autorisée à rencontrer Armitage dans l’intimité du carré des officiers. Eût-elle vu le logement que son fils allait occuper pendant tous ces mois de mer, elle en aurait probablement défailli. À la fin, il avait été obligé d’envoyer Herrick mettre un terme aux embrassades et aux débordements de la mère, sous la faible excuse qu’Armitage devait prendre son service. En fait de service, il ne pouvait guère faire trois pas dans le navire sans s’étaler de tout son long sur une poulie ou un piton à œillet.

Gilles Bellairs, le capitaine des fusiliers marins, était si raffiné qu’il avait l’air d’une caricature : ce garçon d’une élégance surprenante avait les épaules rigides et parfaitement carrées ; on eût dit que ses uniformes étaient moulés sur lui comme de la cire. Il parlait par brèves sentences lapidaires, et ne s’aventurait guère dans d’autres sujets de conversation que la chasse sous toutes ses formes et, naturellement, l’entraînement. Ses fusiliers représentaient toute sa vie, bien qu’il se donnât rarement la peine de leur donner un ordre direct. Son énorme sergent, Coaker, se chargeait du contact avec les hommes, et Bellairs se contentait de lui lancer de temps à autre un « Poursuivez, sergent Coaker ! » ou un « Dites-moi, sergent, ce garçon m’a tout l’air d’un tas de guenilles, on dirait ». Bolitho savait d’expérience quel don curieux était le sien : il était capable de toucher le fond de l’ivresse sans changer d’expression le moins du monde.

Triphook, le commissaire, semblait très compétent, mais il se montrait bien parcimonieux quand il s’agissait de distribuer les rations. Il s’était donné tout le mal possible pour vérifier que les avitailleurs n’avaient pas rempli la basse cale de caisses pourries dont on n’identifierait la présence que trop tard. Ce zèle était en lui-même exceptionnel.

Les pensées de Bolitho se tournèrent vers le chirurgien, qui était à bord depuis deux semaines. S’il avait pu en trouver un autre, il l’aurait remplacé sur-le-champ. Whitmarsh était un ivrogne de la pire espèce. Sobre, il pouvait se conduire de façon discrète, et même courtoise, mais une fois ivre, et c’était souvent le cas, il tombait littéralement en morceaux, comme une vieille voile dans un grain inattendu.

Bolitho serra les mâchoires. Whitmarsh allait devoir changer, sinon…

On entendit des frottements de pieds sur les bordés de pont au-dessus de leurs têtes et Herrick reprit la parole :

— Dans l’entrepont, ce soir, j’en connais quelques-uns qui se demanderont s’ils ont bien fait de signer. Trop tard ! gloussa-t-il.

Bolitho regarda l’eau qui tourbillonnait dans le noir vers l’arrière ; on entendait le courant de marée gronder avec violence, claquer et chanter autour du gouvernail.

— Oui, il y a loin de la terre à la mer. Bien plus loin que ne le croient la plupart des gens.

Il replaça son verre dans le casier :

— Je pense que je vais aller me coucher à présent. C’est une longue journée qui nous attend demain.

Herrick, qui se levait, approuva :

— Je vous souhaite une bonne nuit, Monsieur.

Il savait parfaitement que Bolitho allait encore rester éveillé pendant des heures, à marcher de long en large, à échafauder ses plans, à chercher des erreurs de dernière minute, des fautes possibles dans la répartition des quarts ou la description des tâches. Et Bolitho savait qu’il savait.

Une fois la porte close, Bolitho gagna l’arrière et appuya ses mains sur le rebord central. Il sentait sous ses paumes les vibrations de la charpente, le tremblement de la carène qui répondait aux grincements des étais, aux claquements des drisses et des poulies.

Qui assisterait à leur appareillage ? Qui d’ailleurs s’en souciait ? Un navire de plus descendrait le chenal, voilà tout, comme des centaines d’autres avant lui.

On frappa nerveusement à la porte et Noddall, le garçon de cabine, pénétra à petits pas dans le cercle éclairé par la lanterne. C’était un homme court sur jambes au visage pointu, et qui faisait songer à un rongeur inquiet ; il tenait même ses mains devant lui comme deux petites pattes nerveuses.

— Votre dîner, Monsieur. Vous n’y avez pas touché.

Il commença à desservir la table :

— Ça ne va pas, Monsieur. Ça ne va pas.

Bolitho sourit, tandis que Noddall si absorbé dans son petit monde trottinait jusqu’à son office. Apparemment, c’était à peine s’il avait remarqué le changement de commandant.

Bolitho, jetant sa cape neuve sur ses épaules, quitta sa cabine. Sur la dunette déserte, il faisait une nuit d’encre ; il avança à tâtons vers l’arrière, jusqu’au couronnement, et regarda du côté de la terre. Lumières innombrables, maisons cachées. Il se retourna pour observer son navire : le vent glacé lui fouettait le visage et lui coupait le souffle. Le feu de mouillage reflétait sa lumière sur les haubans bien tendus qui prenaient une couleur de vieil or ; tout à fait à l’avant, il aperçut une petite lanterne : le quart de rade veillait, solitaire, sur le câble d’ancre.

Comme tout était différent en temps de paix ! Pas de sentinelle sur chaque passavant pour donner l’alarme en cas d’attaque surprise ou de désertion collective ; pas de filet pour retarder l’assaut inattendu d’ennemis montant à l’abordage. Il toucha de la main une des pièces de six livres de la dunette : un glaçon humide. Mais pour combien de temps encore ?

Le quartier-maître de quart, qui rôdait derrière lui, se retira quand il vit le commandant près de la lisse.

— Tout va bien, Monsieur.

— Merci.

Bolitho ne savait pas le nom de cet homme, pas encore. Il avait cent jours pour le retenir ; et l’autre pour apprendre le sien.

Avec un soupir, il redescendit à sa cabine, les cheveux collés sur le front, les joues piquées par le froid. Noddall avait disparu, non sans lui avoir préparé sa bannette ; quelque chose de chaud fumait dans une timbale.

Une minute après avoir posé sa tête sur l’oreiller, il dormait à poings fermés.

 

Le jour suivant se leva, aussi gris que le précédent ; pendant la nuit, la pluie s’était arrêtée mais le vent continuait à souffler du sud-est.

Le travail se poursuivit sans relâche pendant toute la matinée ; les officiers mariniers vérifiaient et revérifiaient leur liste, mettant des noms sur les visages, essayant d’intercaler judicieusement les marins expérimentés au milieu des nouveaux.

Bolitho dicta son rapport final à son écrivain, un petit homme sec du nom de Pope ; puis il le signa, voulant l’expédier par le dernier canot. Il trouva le temps de s’adresser à ses officiers et d’aller voir dans son magasin le canonnier, M. Tapril, afin d’étudier avec lui la possibilité de déplacer vers l’arrière certaines pièces d’artillerie de rechange et d’autres articles : l’assiette du navire s’en trouverait bien, jusqu’à ce qu’une partie des provisions fût consommée et que l’on pût remettre les choses en place.

Il enfilait son habit de mer à la dentelle jaunie et aux boutons passés quand Herrick, entrant dans sa cabine, signala qu’il ramenait quinze nouvelles recrues des pontons.

— Comment est-ce, là-bas ?

— C’est une sorte d’enfer, Monsieur, soupira Herrick. J’aurais pu avoir trois fois ce nombre, un équipage complet, si j’avais pu prendre leurs épouses et leurs compagnes par-dessus le marché.

Bolitho s’arrêta de nouer son foulard :

— Des femmes ? Sur des pontons pénitentiaires ?

— Oui, Monsieur, répondit Herrick en frissonnant. J’espère bien ne jamais revoir pareil spectacle.

— Fort bien. Engagez-les, mais ne leur donnez rien à faire pour le moment. À mon avis, ils n’auront pas la force de soulever un épissoir, s’ils ont été parqués de la sorte.

Un aspirant apparut dans l’encadrement de la porte :

— Avec les respects de M. Davy, commandant, fit-il en parcourant toute la cabine du regard. L’ancre est à long pic.

— Merci, répondit Bolitho, amusé. La prochaine fois, prenez votre temps, monsieur Penn, pour mieux regarder.

Le garçon s’éclipsa et Bolitho fixa Herrick :

— Eh bien, Thomas ?

Herrick approuva vigoureusement de la tête :

— Oui, Monsieur. Je suis prêt. L’attente a été longue.

Ils montèrent ensemble sur la dunette et, tandis que Herrick s’avançait avec son porte-voix, Bolitho resta près du couronnement, un peu à l’écart des autres qui s’empressaient de gagner leur poste. Le cliquetis du linguet de cabestan ralentissait à présent, les hommes s’arc-boutaient sur les barres d’anspect : le poids de l’ancre se faisait sentir sur l’assiette de la coque.

Bolitho regarda la silhouette débraillée du quartier-maître, à côté de la double barre à roue. Quatre timoniers. Il n’avait pas l’air de vouloir prendre des risques avec la barre, ni avec les compétences du nouveau commandant.

— Faites servir, je vous prie.

Le porte-voix de Herrick était déjà à hauteur de sa bouche.

— Une fois dégagés de la navigation côtière, nous prendrons les amures bâbord et ferons route à l’ouest-sud-ouest.

Le vieux Mudge approuva lourdement, un œil caché derrière le promontoire qui lui servait de nez :

— A vos ordres, Monsieur.

— Tiens bon au cabestan ! hurla Herrick en s’abritant les yeux pour surveiller le guidon en tête de mât. À hisser les focs !

Plusieurs nouveaux sursautèrent à la fois de peur et de surprise quand retentirent les claquements de la toile libérée. Un officier marinier plaça une manœuvre dans la main d’un homme en beuglant :

— Tiens ça, couillon ! Ne reste pas planté là comme une femmelette !

Bolitho aperçut, tout à fait à l’avant, un second maître à califourchon sur le beaupré, et qui tenait son bras en arc de cercle au-dessus de sa tête tandis que le câble d’ancre se raidissait, presque vertical à côté de la néréide dorée.

— Du monde en haut ! Larguez les huniers !

Bolitho se détendit un peu ; les gabiers aux pieds agiles s’élançaient dans les enfléchures de chaque bord. Inutile de les presser pour la première fois : les témoins à terre penseraient ce qu’ils voudraient. Il n’aurait pas droit à des remerciements si le navire faisait côte.

— A border les bras !

Herrick se penchait par-dessus le garde-corps, brandissant son porte-voix de côté et d’autre comme l’espingole d’un cocher.

— Du nerf, là-bas ! Monsieur Shellabeer, envoyez ces fainéants à l’arrière, et au galop !

Shellabeer était le bosco, un homme taciturne au teint bistre qui tenait plus de l’Espagnol que du natif de Devon.

Bolitho s’adossa, les mains sur les hanches, attentif aux vives silhouettes qui se rangeaient comme des singes le long des vergues vibrantes. Cela le rendait malade de les voir manifester une telle indifférence à des hauteurs pareilles.

On largua les huniers qui commencèrent à claquer au vent et secouèrent tout le gréement. Sur les vergues, les gabiers s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient en se raillant et en s’interpellant d’un mât à l’autre.

— L’ancre est dérapée, Monsieur !

Libérée de ses chaînes, la frégate évita vertigineusement en travers des creux ; les hommes aux bras glissaient et tombaient en se bousculant pour brasseyer les vergues, en un effort qui permettrait aux voiles gonflées de porter normalement.

— A border les bras sous le vent !

Herrick était enroué.

Bolitho serra les dents et se contraignit à rester parfaitement immobile tandis que la frégate, avec de grands coups de tangage, venait en travers du vent. Çà et là, un second maître jouait de la garcette, ou prenait un matelot à bras-le-corps pour le pousser jusqu’à un bras ou une drisse.

Comme autant de coups de tonnerre, les voiles s’emplirent les unes après les autres, raidies sous la puissance du vent ; le pont commença à gîter régulièrement, tandis que les timoniers s’arc-boutaient aux poignées des barres à roue.

Bolitho s’obligea à prendre une lorgnette des mains de l’aspirant Keen et la braqua par-dessus la hanche tribord du bateau. Il semblait impassible, mais il tremblait d’excitation et de soulagement.

La formation des hommes à la manœuvre laissait beaucoup à désirer, la position des marins confirmés étant trop sommaire pour garantir la sécurité du bateau ; mais ils étaient en route ! En eau libre !

Il vit quelques personnes, sur le Point, qui regardaient le navire prendre de l’erre en gîtant bâbord amures ; juste sous les remparts, on apercevait le sommet étincelant d’un carrosse. Peut-être était-ce la mère d’Armitage, venue sangloter sur le départ de ce rejeton qu’on lui enlevait.

Le quartier-maître cria d’un ton bourru :

— Ouest-sud-ouest, Monsieur ! Près et plein !

Quand Bolitho se tourna vers lui pour lui répondre, il vit que l’homme lui adressait comme un signe d’approbation de la tête :

— Merci, monsieur Mudge. Nous allons larguer directement les basses voiles.

Marquant un angle avec le pont, il fit quelques pas vers l’avant pour rejoindre Herrick derrière le garde-corps. On mettait un peu d’ordre ; les hommes lovaient les garants des manœuvres, tels les survivants d’une bataille.

Herrick regarda tristement le capitaine :

— C’était épouvantable, Monsieur.

— Je suis d’accord avec vous, monsieur Herrick, répondit-il sans pouvoir retenir un sourire. Mais nous allons faire des progrès, n’est-ce pas ?

Vers la fin de l’après-midi, l’Undine, qui avait remonté le vent jusqu’à doubler l’île de White, s’éloignait dans la Manche.

Le soir, seuls ses huniers au bas ris étaient visibles, et eux-mêmes ne tardèrent pas à disparaître.

 

Capitaine de sa Majesté
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